Label: Mute
Date de sortie: février 2012
Genre: Classical/Letfield/Noise
Cet album est à l’image de son maître : insaisissable. Officiant à Berlin, Apparat est reconnu comme étant l’un des producteurs d’IDM les plus influents des les années 2000 grâce à des albums comme Multifunktionsebene, Tritial And Error ou encore Duplex, considérés comme des modèles du genre encore aujourd’hui. Co-fondateur du label Shitkatapult en compagnie de T.Raumschmiere, Sascha Ring s’est notamment associé avec Modeselektor pour créer le groupe Moderat (qui sortira d’ailleurs un album en août).
Mais sa carrière solo a changé progressivement de registre puisqu’il s’est désintéressé de l’IDM, et s’est tourné vers une musique plus pop notamment sur Walls, loin des expérimentations des albums précédents. Il abandonne presque définitivement le genre sur The Devils Walk, dans lequel il prête sa voix à de nombreuses reprises. Paradoxalement (ou pas) tandis que les fans de la première heure désapprouvent plus ou moins les nouveaux choix stylistiques de Sasha, sa popularité atteint des sommets après cette sortie. Au point d’être demandé par des artistes provenant de divers horizons dont Sebastian Hartmann, metteur en scène très connu en Allemagne, sans qui Krieg Und Frieden n’aurait jamais vu le jour.
Krieg und Frieden (« La Guerre et la Paix »), écrit par Leon Tolstoï est considéré par beaucoup comme un des classiques de la littérature. Publié durant la deuxième moitié du 19e siècle, l’intrigue de cette œuvre de plus de 1500 pages se situe en Russie durant les conquêtes napoléoniennes. Repris notamment par Serge Prokofief qui en fit un opéra, c’est à Apparat que le flambeau fut tendu, puisqu’il accepta la proposition de composer quelques morceaux pour la pièce de théâtre mise en scène par Hartmann. L’ennui c’est que Hartmann ne proposa aucun script définitif dont Sasha peut s’inspirer. C’est lors d’un voyage en Thaïlande que le compositeur allemand dû alors lire ce titan de la littérature russe afin d’être prêt à jouer sur la scène durant les représentations du festival Ruhrfestspiele à Recklinghausen. Mais à cette époque, aucune sortie physique n’était prévue et Krieg und Friden semblait alors être un projet sans lendemain. C’était sans compter la volonté de Sascha d'enregistrer ces morceaux en compagnie de Phillip Timm, le violoncelliste du groupe et Chrisoph Hartmann le violoniste, donnant ainsi vie à cet album.
L’album démarre sur 44, douce pièce de chambre aux cordes fragiles, sèches et terriblement romantiques à l’opposé de ce que va être la « noise version » mais qui va pourtant agir comme son prolongement. Et là, quel claque mes chers amis ! Ce morceau à lui tout seul vaut le détour, et nous plonge dans l’incrédulité la plus totale. Les cordes s’estompent et ne deviennent plus qu’un écho lointain, littéralement perdues dans cet univers balloté par les éléments. Les bourrasques soniques nous arrachent à la terre ferme, et nous transportent par-delà le réel. Les couches de bruit se superposent, les saturations prennent forme et nuancent la désolation qui traverse tout le morceau. On croit apercevoir un champ de bataille d’un autre temps : des tas de cadavres jonchent le sol, inanimés, morts pour beaucoup d’entre eux, nourrissant la terre de leur sang. Pas âme qui vive, pas de mouvement, juste nous admirant ces corps décharnés, ces cadavres exquis. « Les mouches bourdonnaient sur ces ventres putrides, d'où sortaient de noirs bataillons de larves, qui coulaient comme un épais liquide le long de ces vivants haillons. » Ces vers de Baudelaire illustrent parfaitement la situation, mis à part le fait qu’il n’y ait pas de soleil étincelant à cet endroit. Ni de nuages d’ailleurs. Nous sommes comme baignés dans un halo de lumière dont la source est indiscernable, presque irréelle.
Que se passe-t-il ? Où sommes-nous ? Que signifie ce carnage ? Mais personne n’entend, et le voyage continue tandis que la mort a pris sa pièce.
Sur « Light On » intervient désormais la voix de Sasha. Peut-être aurons enfin des réponses à nos questions ? Mais sa voix profonde et intimiste en suscite finalement d’autres, plus troublantes encore. Entouré par quelques accords au synthé, par des bruits électroniques puis par une guitare malade bloquée sur la même corde, l’atmosphère est sinistre voire malsaine. Sascha a fait d’énorme progrès dans la spatialisation du son : ses bugs électroniques alimentés par des fields recordings improbables s’additionnent au chant de l’allemand pour former des ambiances indéchiffrables. Vient ensuite Tod qui est du même acabit que « 44 (Noise Version) » : nous revoilà sur le champ de bataille, mais avant que le carnage n’ait commencé toutefois. Les tambours rugissent, les soldats sont en rangs, parés pour un nouveau combat. Mais « Blanc Page » et son trombone onirique nous sauve de cette boucherie héroïque et nous ramène sur les terres russes, vierges de l’Homme. Nous voici seuls, très certainement dans la taïga, entourés par toutes sortes de bêtes. Vêtus tout de blanc, les sapins peinent à nous cacher de ces yeux féroces. Tout n’est que neige et glace. Les vibrations rugueuses sur PV ainsi que le trombone sont prêts à déchirer la glace, lors de la 2e partie de ce morceaux. Et quand l’onirisme atteint son paroxysme, la glace est enfin brisée, les glaciers de l’Oural sont disloqués. La violence de la batterie et du trombone essayent alors maintenant de nous arracher les tripes.
Ils n’en auront cependant pas le temps, « K&F Thema (Pizzicato) » nous sauvant des griffes de ceux-ci. Mais cela ne veut pas dire que nous sommes épargnés pour autant. C'est notre cœur qui se voit touché devant cette poésie magistralement orchestrée entre des cordes et des pianos lipides. La transitions avec K&F Thema est douce, pleine de mélancolie et de regrets. Les rouages d’une horloge se mettent en branle, signe du temps qui passe, puis laissent place à un métallophone simple, il est vrai, mais qui, lorsqu’il est rejoint par les cordes, est très efficace. Apparat ne ménage pas l’auditeur en l'emmenant là ou il ne s'y attend pas. La fin abrupte de ce morceau, alors qu'on imaginait une fin douce et limpide, en est le plus fidèle exemple. C'est ainsi que les faibles battements de percussions viennent interrompre brutalement notre voyage dans ces plaines immaculées.
C’est à « Austerlitz », lieu marque le l’apogée de l’ère napoléonienne, que va se jouer le dénouement de la bataille. Des nappes industrielles font leurs apparitions, alors que les machines à vapeurs sont encore à leurs balbutiements. Faut-il voir là un prélude à la révolution industrielle qui va se produire durant ce 19e siècle ?
Qu'importe. Les cordes et le piano sont toujours aussi imparables et dotés d’un lyrisme pur. La batterie semble à ce moment clore le spectacle et donner une fin à cette épopée mais « A Violent Sky » nous rappelle qu’une histoire n’a jamais vraiment de fin et qu'il y aura toujours quelqu’un pour poursuivre ce que nous avions commencé. La voix d’Apparat intervient une dernière fois, les pianos lancent leurs dernières notes, les loups hurlent à la mort encore une fois. Jusqu’à ce quelqu’un se décide de reprendre le tracé pris par l’allemand et ainsi d'apporter sa pierre à l’édifice dont la construction a débuté il y a 150 ans de cela grâce à Tolstoï. Mais en attendant....
Sascha Ring nous livre ici un album stratosphérique presqu’au-delà de nos espérances. En choisissant de composer pour une pièce de théâtre, il a dû s’adapter à la voie néoclassique indispensable pour rendre justice à Tolstoï. Ses productions lors de l’enregistrement au studio ont alors muées et se sont dotées d’ailes pour voler. Ces petits détails électroniques insignifiants, ces gimmicks lointains aux premiers abords sont l’essence même de la beauté de cet album. Pari gagnant pour un artiste qui aura prouvé encore une fois d’un savoir-faire hors norme alors qu’il n’a que 34 ans. Krieg und Frieden n’est pas l’odyssée du Comte Piotr Bézoukhov, mais la vôtre. Lorsque vous aurez compris cela vous ne pourrez plus vous passer de cet album. A bon entendeur.
Chronique initialement publié sur Seeksicksound
Raphaël Lenoir